dimanche 19 juin 2016

Théâtre


Énigme de la mémoire. Celle du théâtre n’est pas seulement la mémoire scolaire de la récitation. C’est une mémoire en situation de jeu, liée à des gestes, à une diction, aux déplacements scéniques, à la caisse de résonnance d’une salle. La mémoire mécanique, celle de la mémorisation abstraite, hors sol, comme on dirait aujourd’hui, ne représente qu’une couche infime de la mémoire vive activée dans la performance. Le trou de mémoire porte dramatiquement son nom : on y tombe, sans bord où se raccrocher qu’un autre trou : celui du souffleur.

Chaque profession a ses rêves et ses cauchemars récurrents : l’acteur alterne ovations et sifflets. Pour avoir fait un peu de théâtre quand j’étais jeune, j’ai souvent rêvé qu’on me poussait sur scène pour reprendre le rôle (le Mendiant dans Électre de Giraudoux) que j’avais tenu deux ou trois soirs en classe de terminale. On me disait : tu l’as joué, donc tu peux encore le faire ; tu savais le rôle par cœur, il va revenir à la première réplique. Par chance, je me réveillais, en sueur, avant d’être hué. Un tel cauchemar à répétition justifierait qu’un acteur arrêtât sa carrière, même à son faîte.

Est-ce dans son livre Pour de Funès que Valère Novarina dit de l’acteur qu’il doit passer sur lui-même avant d’entrer en scène ? Image dont on peut ressentir physiquement la justesse : s’enjamber, se marcher dessus, se laisser derrière soi. Être acteur, c’est à la fois se multiplier en autant de personnages qu’on incarne de rôles, et se déposséder, se perdre entre les personnages.

Il est moins difficile pour un acteur d’entrer en scène que d’en sortir.

Depardieu (il me semble) citait ce mot de Gabin (il me semble aussi…) qu’un acteur ne doit pas chercher à cacher son corps, surtout quand il s’alourdit avec l’âge. Il doit au contraire l’imposer, massivement, se carrer sur ses deux pieds, se « piéter », selon le mot de Flaubert…

Le comble du théâtre est dans l’excès ou dans le défaut : quand un acteur joue à jouer, qu’il théâtralise son rôle, qu’il accentue la théâtralité de son personnage. Second degré difficile à atteindre. Théâtre dans le théâtre, si l’on veut, ou plutôt mise en évidence de la théâtralité du théâtre. Il est dans le défaut quand le théâtre se fait oublier : l’acteur est si naturel (à force d’artifice) que le spectateur croit une seconde à une sortie de l’illusion, comme si l’acteur avait oublié de jouer. Du grand art.

L’enfant refuse de manger les pommes de terre qui ont servi sur les planches, dans une scène de mauvais goût. Entre cour et jardin, elles ont perdu de leur réalité pour une acquérir une autre, interdite et sacrée, incomestible. Il a compris ce qu’est le théâtre.

Théâtre dans la vie : ce marchand de primeurs qui me tend une barquette de fraises en levant le doigt d’un air sentencieux et qui dit, avec un phrasé appuyé de Comédie-Française : « Et surtout, un ekcccelent dimanche ! »